J’ai fait du rangement dans mes vieux papiers, vous savez les trucs qui trainent dans un placard depuis plusieurs années, les vieux souvenirs du passés.
“Stéphane ou lapin chasseur“
“10 heures. Je suis pile à l’heure, comme d’habitude, et pas de chemisette blanche à l’horizon. Encore moins de “Libération” en évidence sur une table. Je vais attendre jusqu’à la demi, histoire de voir. Qui sait, il est peut-être tout simplement en retard.
Mon regard hère parmi les clients, y-a-t-il un beau visage qui traîne pour me faire patienter ? Décidément, ça va être ma journée, rien d’intéressant qui puisse attirer mon attention, excepté ce petit brun en face de moi.
Regarde-moi ? Oui, plutôt mignon, sans doute un militaire vue sa coupe de cheveux, un brin trop long pourtant. Mais ses chaussures ne trompent pas, ce sont les chaussures de sorties noires, façon cuir mal imité.
Son sac n’a pas l’air très rempli, juste les affaires d’un week-end, un pantalon, une chemise, du linge de corps, ses affaires de toilette, peut-être la photo de ceux qu’il aime, prise la semaine dernière pendant le repas de famille. Peut-être la photo de celui qu’il aime, prise la semaine dernière après le repas de famille. Peut-être ma photo.
Ses gestes sont bien empruntés pour un militaire. Sa façon de tenir sa cigarette, main en l’air, coude sur la table, me rappelle la mienne. Nous nous ressemblons, j’en suis sûr. Pas physiquement évidemment, mais ses idées doivent être les même que les miennes. Pense-t-il à celui qu’il aime, se dit-il que ce jeune homme qui le regarde avec insistance pourrait bien n’en vouloir qu’a son esprit ? non, je ne le pense pas, comment pourrait-il y penser ? N’en voudrais-je finalement qu’à son esprit si on me le présentait ?
J’en doute. J’essaierai déjà de le séduire, de le déranger, de le surprendre. En gardant, toutefois, ce léger avantage : je sais où je voudrai en venir, pas lui.
Je luis dirai que son esprit me plaît, que j’aime l’entendre parler de lui, que j’aime sa candeur et la complexité du verbe qu’il emploie pour me semer sur mon propre chemin. Je lui dirai qu’il est impossible de me semer, lui avouerai que je mène le jeu, surtout quand je n’en ai pas l’air, que je suis surpris seulement quand je veux bien l’être. Je luis dirai que j’aime qu’il me surprenne, qu’il me fasse éprouver du plaisir pour des choses que je connais déjà de lui et que j’aime la magie qui l’anime quand il me surprend. Je ne lui dirai pas que j’aime par dessus tout la vie que je lui prête par ma présence et que je lui retirerai quand bon me semblera. Je ne lui dirai pas que je l’aime, que je l’ai toujours aimé, que sa vie est une partie de la mienne que je chérie à loisir.
Nos regards se croisent et se décroisent comme les jambes d’une jolie femme qui craint de montrer ses dessous, avec pudeur. Deux jambes qui se frôlent, qui se caressent, pour ne pas montrer le saint-des-saints, l’endroit qui les lient toutes les deux, qui les animent.
Mes jambes se croisent et se décroisent et nos regards, un qui reste en suspends, fixe quelques secondes durant, intense et profond. Ses yeux sont noirs comme ses cheveux, sans pupille apparemment mais pleins de vie. Le regard d’un homme affolé m’a toujours attiré. J’ai toujours envie de le consoler, je devrais penser à cela, ça n’est pas normal comme type de réaction…
Le sien est de ce genre quand il me regarde, implorant, attirant au possible, le genre de regard qui me rend tout mou, qui me fait fondre, qui évacue toute mauvaise pensée. C’est ce qui me fait m’intéresser à quelqu’un, le désespoir au fond des yeux. Puis-je y retrouver le mien ? Je me sent comme un chasseur acculant sa victime, il ne me reste plus qu’à sonner l’hallali et à me jeter sur lui. Mais non, pas maintenant, l’instant n’est pas propice. La musique s’en mêle maintenant, un slow bien triste qui fait remonter en moi quelques souvenirs avilissants, des mots d’amour non-dits, des passions refrénées, le genre de chanson “fout les boules” que j’apprécie lorsque j’ai le cafard. La coïncidence ne me trouble plus. Combien de fois la musique m’a semblé tomber au bon moment, combien de fois les paroles d’une chanson ne faisaient que répéter les miennes ? Quel beau visage, décidément, je n’arrive pas à m’en détacher. Il est attendrissant.
Nous sommes seuls, lui et moi, dans ce café bourré de monde, la lumière va baisser; poursuite sur nous; nos yeux sont fixes, les uns dans les autres. Un saxophone plaintif égrène quelques notes, rejoint par un orchestre entier. Nous nous levons, nous enlaçons, nous embrassons. Perdus dans la foule noire, nous entamons une danse douce, menée par nos cœurs. Gros plan sur son visage posé sur mon épaule, sa main sur ma nuque glissant dans mon dos comme collée à moi, n’existant pas sans moi. Puis, noir. Les lumières se rallument, nous sommes à nos places, la foule à repris son brouhaha, nous nous regardons toujours, l’œil brillant. Gros plan sur moi, une larme brille sur ma joue. Il me regarde, droit dans les yeux. Les yeux troubles, lui aussi. Il se passe la main dans les cheveux comme pour dissiper son émotion. Sa main tremble en attrapant sa tasse de café. Il la vide d’un coup sec, la tête en arrière, le bras levé.
Il repose sa tasse, les yeux fixés sur la soucoupe.
Sa voix, je n’ai pas encore entendu sa voix. Elle doit être grave, légèrement voilée par le tabac et la fatigue du voyage. Elle doit être chaude comme ses gestes, agréable comme son regard.
J’aimerai entendre sa voix. Juste quelques mots, une courte phrase. Comment dit-il “je t’aime” à un homme, comment exprime-t-il se sentiment si profond ? Le dit-il d’une voix blanche, soufflée comme on souffle une bougie ? Le dit-il rapidement comme on appuie sur la détente d’un revolver ? Me tuera-t-il à petit feu avec ce mot si grave qui ne fait mal que quand on ne l’entend plus ?
Il me serrera dans ses bras, me caressera, m’emportera avec lui sur une terre connue de lui seul. Il m’en montrera le chemin sans hésiter, sans même me dire un mot car je comprendrais.
Je comprendrai son coeur, je comprendrai son âme et tout deviendra possible.
Son portefeuille est dans la poche intérieure de sa veste. Il paye son café, quelques pièces dans la soucoupe. Il ne me regarde plus, de peur de devoir rester plus longtemps, de devoir rester pour sa vie entière avec moi.
Il se lève, attrape son sac et marche droit vers la porte.
Il est parti.”